Je suis né à Berlin, en 1929. Après la Nuit de cristal, j’ai été exclu de l’école publique allemande et mes parents m’ont envoyé en France, à bord d’un Kinderstransport, en juillet 1939. J’ai été hébergé dans le château de Quincy-sous-Sénart, puis à l’Orphelinat Rothschild, à Paris.
Mon père et mon frère avaient été déportés en octobre 1938, ma mère, en juin 1939, de Berlin vers la Pologne. Je n’ai plus jamais revu mes parents.
Pour rejoindre la maison d’enfants de l’OSE de Chabannes, dans la Creuse, j’ai passé la ligne de démarcation. En gare de Vierzon, le train a été fouillé par les Allemands. Pris de peur, j’ai jeté les seules lettres de mes parents encore en ma possession. À Chabannes, j’ai retrouvé des amis de Quincy, dont Gert Alexander et Bernd Warschauer.
Je me souviens avoir vécu constamment dans la peur, surtout après les victoires écrasantes des Allemands durant les trois premières années de guerre. J’avais peur pour mes parents et mon frère, qui se trouvaient en Pologne, et j’avais peur pour moi. Nous entendions parler des grandes rafles de Juifs à Paris, Lyon et dans d’autres grandes villes françaises, bientôt suivies par les rafles de Chabannes. Le gouvernement français se révélait de plus en plus soucieux d’appliquer les méthodes nazies.
Cette peur fut la hantise de ma jeunesse et me poursuivit encore pendant des années, même après mon immigration en Amérique. Au fur et à mesure des années de guerre, la faim devint, elle aussi, un problème sérieux. Le château avait de plus en plus de difficultés pour nous approvisionner.
Mes camarades de classe, fils et filles de paysans, avaient des joues roses et semblaient bien nourris, moi j’étais maigre et j’avais toujours faim.
Je me souviens également de la pénurie de vêtements chauds et de gants, ainsi que de l’état déplorable de mes chaussures. Durant l’hiver glacial de 1942-1943, je devais marcher presque quatre kilomètres à pied avec de vieux sabots usés pour me rendre jusqu’à l’école de Fursac. À chaque pas, les sabots me pinçaient douloureusement. Évidemment, le château n’était pas chauffé et nous n’avions que de l’eau froide. Cet hiver-là, j’ai eu des engelures aux pieds et à la main gauche.
Rien d’étonnant à ce que certains d’entre nous soient tombés malades, avec toutes ces privations. À l’été 1941, j’ai attrapé une mauvaise jaunisse, comme plusieurs autres de mes camarades. Le médecin du château, le docteur Meiseles, avait peu de moyens pour nous guérir, hormis d’attendre que le temps fasse son œuvre.
Le « cafard » ne figure pas en tête sur la liste de mes souffrances. Mes parents et mon frère me manquaient évidemment beaucoup et je pensais constamment à eux. Mais mes problèmes se jouaient au jour le jour, tandis que leur sort se décidait sur des champs de bataille lointains. Même à mon âge, je savais que je ne pourrais les retrouver qu’à la fin de la guerre, après la défaite des Allemands. Je suivais donc passionnément les dernières nouvelles. Je n’ai malheureusement jamais revu mes parents, assassinés par les nazis en mars 1942, à Belzec, pendant que je me trouvais à Chabannes.
C’est dans ce château que nos caractères, et même nos carrières, se sont construits. Quelques adultes admirables, pour certains à peine plus âgés que nous, faisaient de leur mieux pour nous offrir un semblant de vie normale dans ces conditions abominables, nous loger, nous nourrir et nous donner un exemple de courage et de volonté de survivre. En ce sens, notre éducatrice, Rachel Pludermacher, a raison lorsqu’elle affirme que nous vivions « un temps lumineux ».
En septembre 1943, je suis passé en Suisse grâce à l’intervention de Georges Loinger et à la fin de la guerre, j’ai eu le bonheur de retrouver mon frère, libéré par l’Armée Rouge en 1945.
Je suis arrivé aux Etats-Unis en 1946, à l’âge de 17 ans. J’ai fait des études de chimie et ma vie professionnelle a été remplie et épanouissante. En 1951, j’ai épousé Gerda, enfant cachée elle aussi, originaire d’Allemagne. Nous avons deux enfants et cinq petits-enfants. En juin dernier, toute ma famille a entrepris un voyage à Berlin pour inaugurer un pavé à la mémoire de mes parents disparus, au bas de l’appartement que nous avons occupé jusqu’en 1939. J’ai également eu l’occasion de m’adresser aux élèves de l’école dont j’avais été expulsé.
Depuis que je suis à la retraite, je suis président de la branche américaine de l’Amicale de l’OSE Friends and Alumni of OSE-USA Inc., et membre du conseil d’administration du Holocaust Council of MetroWest, dans le New Jersey.
Je suis immensément reconnaissant à l’OSE de m’avoir soutenu dans cette période critique de ma vie et de m’avoir permis de vivre une vie d’adulte si bien remplie. Je suis aussi immensément reconnaissant à l’Amérique, ce pays merveilleux qui m’a ouvert les bras et m’a permis, à moi et à ma famille, de vivre en paix et en liberté.
Un sauveteur : Georges Loinger, responsable OSE des passages d’enfants vers la Suisse
Georges Loinger est né à Strasbourg en 1910. Inscrit au mouvement de jeunesse sioniste Hatikvah dès 1925, il entreprend des études techniques pour devenir ingénieur. Champion de natation, il est le sportif de la communauté.
Dès 1933, son mentor, le docteur Joseph Weill, lui demande de se consacrer à l’éducation physique de la jeunesse juive pour la préparer aux épreuves qu’il craint très proches. Georges passe le diplôme de professeur d’éducation physique et sportive à Paris, participe à la création de l’école Maïmonide, premier lycée juif à Paris et devient moniteur national d’éducation physique des Eclaireurs Israélites de France.
Il se marie en août 1934 avec Flore Rosenzweig, qu’il a rencontrée à la Hatikvah. Ils ont deux fils, Daniel et Guy.
Mobilisé en 1939 et fait prisonnier, il s’évade et rejoint Flore, qui dirige la maison de la Guette, à la Bourboule. À la fin de l’année 1941, Georges est engagé comme moniteur chef itinérant dans les maisons de l’OSE pour y promouvoir l’éducation sportive.
En 1942, il entre dans le réseau de résistance Bourgogne et, dans le cadre du circuit Garel, monte, à partir d’Annemasse, une filière de passages d’enfants vers la Suisse. Au cours des années 1943-1944, il fait passer plus de trois cents enfants.
Après la guerre, Georges développe le sport dans les maisons de l’OSE avec le club Sport et Joie et l’école de Gournay-sur-Marne. En 1947, il travaille pour l’Alyah Beth, émigration clandestine, organisant en particulier l’opération Exodus.
À partir de 1949, il est nommé directeur de la Zim, la compagnie nationale de navigation israélienne, pour la France et les pays du Benelux.
Il prend sa retraite en 1978 et s’occupe de développer l’association des Anciens de la Résistance juive de France, dont il est le président depuis 1980.