Je suis née dans une famille de gens du théâtre. Mon père, Alfred Tokayer, était musicien compositeur, ma mère, Margarete Monzel, était chanteuse. Mes grands-parents paternels, juifs, débordaient d’amour pour moi, tandis que mes grands-parents maternels se préoccupaient davantage du salut de mon âme.
Après une véritable guerre de religions familiale, je fus baptisée et envoyée dans une école tenue par des religieuses, je fis même ma première communion!
Les choses commencèrent à se gâter à mon entrée à l’école primaire, à Mannheim. Notre maître expliquait aux enfants que mon écriture était vilaine du fait de mon sang juif.
En 1937, ma mère se résolut à m’envoyer en France, où mon père s’était établi quatre ans plus tôt. J’intégrais un pensionnat parisien pour filles de bonne famille, on ne me traitait plus de juive, mais de boche. C’est là que j’appris le français. Je ne me souviens pas y avoir été malheureuse, j’aimais Paris et la vie de bohème. Après un séjour en Yougoslavie, où mes grands-parents s’étaient établis, je suis retournée à Paris, avec eux, peu avant la déclaration de guerre. Je me souviens encore parfaitement des titres dans la presse, « La guerre ! », ainsi que de la première alerte.
Mon père s’engagea dans la légion étrangère et je fus envoyée à Montmorency, dans la villa Helvétia, qui accueillait des jeunes de toute l’Europe, pour beaucoup des refoulés du Saint Louis. Le personnel éducatif était composé de parents et de proches, issus des milieux les plus divers. Nous avions ainsi un professeur de littérature d’Heidelberg, un professeur de gymnastique de Berlin, une dame nous enseignait la mythologie grecque et une menaçante comtesse russe de Moscou nous apprenait la couture, à l’aide d’une aiguille, d’un dé à coudre et d’un morceau d’étoffe, mais sans fil. Notre cuisinière, la « grosse Kaethe », était une philosophe de Berlin, que nous adorions tous. La « petite Kaethe » faisait office d’infirmière et n’était pas du tout appréciée. Il y avait encore un merveilleux Mandel, un Polonais, je crois, qui ne parlait ni l’allemand, ni le français, mais qui savait couper du bois et planter un jardin potager, réparer presque tout et fabriquer des meubles comme personne.
En juin 1940, les troupes allemandes envahirent Paris. Qui a lu Suite française, d’Irène Nemirovsky, connait la suite… 80 enfants furent installés dans le château de Montintin, près de Limoges. Il y faisait un froid de canard, il n’y avait aucun meuble, mais l’endroit était merveilleux ! Il y avait une grande salle de bal, avec un piano, une cuisine immense et quatre tours, dans lesquelles se trouvaient les dortoirs. La région était magnifique et la nature nous fournissait une grande partie de notre alimentation : châtaignes, mûres et champignons de toutes sortes.
Le gouvernement français mit du personnel éducatif à notre disposition, lequel baissa bien vite les bras. Nous étions trop indisciplinés et la majorité d’entre nous ne parlait pas français. Montintin devint rapidement une république d’enfants.
Nous savions tous que la guerre faisait rage, nous avions peur pour nos parents et nos frères et sœurs et devinions ce qui nous attendait, mais rien ne parvenait à nous abattre durablement. Il m’arrive encore aujourd’hui d’évoquer avec Margot, une amie de cette époque, ce conte de fées que fut notre séjour à Montintin. Cette amie se souvient également du jour où mon père, de retour d’Afrique, se présenta à Montintin, où on lui attribua aussitôt le poste de professeur de musique.
Dès l’invasion de la zone libre, mon père, sous couvert de faux papiers et dissimulé derrière des lunettes, une moustache et une nouvelle coiffure, décida de gagner Paris, espérant s’y cacher. Ce fut pour lui le début de la fin. Paris était gris et triste, il n’y avait rien à manger et les gens se faisaient arrêter à tous les coins de rue. Un jour, je l’ai accompagné à la gare Saint Lazare, il espérait gagner l’Angleterre depuis Lisbonne. Je ne l’ai plus jamais revu.
Un matin, la Gestapo est venue me chercher chez des amis, pour m’emmener au quartier général. Un vieux fonctionnaire eut pitié de moi. En outre, l’un de ses amis de Saarbrück recherchait une bonne d’enfants. Je partis donc pour l’Allemagne, mais au lieu de me présenter pour le poste, je continuai jusqu’à Mannheim, où vivaient ma mère et mon beau-père, complètement ahuris de me voir. Comment ai-je pu leur faire courir un si grand danger ? Je savais pourtant ce qui se passait dans les camps.
Peu avant la fin de la guerre, on m’envoya dans une école de traduction, à Stuttgart. Mon beau-père avait été enrôlé en 1944 et fait prisonnier et ma mère s’était enfuie en Bavière. Je ne l’ai retrouvée qu’au bout de plusieurs mois. Toutes les recherches pour retrouver mon père et mes grands-parents sont demeurées vaines. J’ai appris plus tard qu’ils avaient été déportés à Auschwitz.
À la fin de la guerre, j’avais 17 ans, j’étais seule et je savais parler français. J’obtins du travail à la mairie de Stuttgart, puis auprès des autorités d’occupation française. Un jour, Monsieur Robert Schuman en personne s’est présenté dans nos bureaux et après avoir travaillé avec moi, il m’a proposé un poste à Paris, à la condition que je maîtrise l’anglais aussi bien que le français.
Je me suis donc rendue à Londres, pour y suivre des cours d’anglais, puis au Canada pour parfaire mon anglais oral. C’est là que j’ai rencontré mon futur mari. J’ai passé la plus grande partie de ma vie au Canada, à Toronto, où vivent mes trois enfants, David, Catherine et Peter.
Un sauveteur: Ernst Papanek, un pédagogue éclairé
Ernst Papanek est né le 20 août 1900 dans une famille de la petite bourgeoisie viennoise. En 1916, il adhère aux « Jeunesses ouvrières socialistes de l’Allemagne-Autriche » et s’inscrit à l’université de Vienne pour des études de philosophie, de sociologie et de psychologie tout en poursuivant une formation pédagogique.
Il se marie en 1925 avec Hélène Goldster. Ils ont deux garçons. Nommé Président du comité d’éducation en 1930, il conçoit et met en pratique des programmes de formation pour la jeunesse ouvrière, tout en militant au sein des Faucons rouges « Rote Falken », l’organisation de jeunesse socialiste.
Dès mars 1933, le parti social-démocrate autrichien est interdit par le gouvernement de Dollfuss. Membre du conseil municipal de Vienne, Papanek bénéficie de l’immunité parlementaire et peut continuer son travail dans la clandestinité. Puis, il se réfugie à Prague où il édite une revue d’informations pédagogiques internationale en lien avec la Ligue des nations de Genève.
Il s’implique aux côtés des républicains espagnols, en 1936 et contribue à évacuer des centaines d’enfants espagnols en France et en Angleterre.
Après l’invasion des troupes allemandes en Autriche en mars 1938, le bureau des sociaux-démocrates est transféré à Paris et Ernst Papanek déjà résidant en France depuis 1937, grâce à un visa donné par Léon Blum, s’y installe définitivement avec sa famille. L’OSE le nomme directeur, avec sa femme, de ses quatre maisons ouvertes dans la région de Montmorency où il met en pratique ses méthodes d’éducation nouvelles. Il avait un visa d’émigration pour les Etats-Unis valable jusqu’au 30 octobre 1939 auquel il renonce pour ne pas abandonner les enfants. En juin 1940, alors qu’il venait d’installer la maison de Montintin, en Haute-Vienne, la préfecture de Limoges le prévient de l’éminence de son arrestation.
Il obtient un nouveau visa pour les Etats-Unis et embarque par l’Espagne.
A New York, il se spécialise dans le travail social et dirige, entre autre, la célèbre école de Wiltwyck, pour garçons délinquants. En 1964, il est délégué à la conférence de l’Internationale socialiste de Bruxelles. Il meurt en août 1973.