PREFACE De Madame Simone VEIL (mai 2000)
Mai 1945. La guerre est finie, du moins en Europe. Pour autant, la tâche de l’OSE est loin d’être terminée. Il ne suffit pas d’avoir sauvé les enfants, elle veut encore leur donner la force et la joie de vivre.
Certes, avec la libération du territoire français, une page avait été tournée : celle du combat devenu de plus en plus périlleux qui avait contraint les responsables de l’OSE à œuvrer dans la clandestinité.
Au cours des derniers mois de l’occupation, le rythme des arrestations n’avait cessé de s’accélérer, la Gestapo cherchant à gagner de vitesse la progression des forces alliées. Enfants, malades, vieillards, que l’on pensait à l’abri dans des institutions, sont regroupés à Drancy pour être déportés aussi longtemps que les trains peuvent encore quitter la région parisienne. Nombre de responsables de l’OSE sont arrêtés, torturés, déportés ou même exécutés. Certains d’entre eux accompagneront les enfants jusqu’au bout dans leur tragique destin.
À la Libération, sortie de la clandestinité, l’OSE se réorganise aussitôt pour faire face aux nouveaux besoins des enfants et des parents.
En premier lieu, il faut les aider à se retrouver et regrouper, ce qui n’est pas toujours facile. Beaucoup n’ont ni logement ni moyens d’existence. Quant aux enfants dont les parents ont été déportés, jusque là placés dans des familles ou dans des institutions, pour la plupart catholiques ou protestantes, l’OSE se préoccupe de les accueillir dans ses propres maisons.
Partagée entre l’espoir que la fin de la guerre ne tardera pas et l’angoisse sur le sort des déportés, l’OSE, faisant preuve d’une grande prudence, ne prend aucune mesure qui pourrait peser sur l’avenir des enfants qui lui sont confiés.
Deux mille d’entre eux ne reverront pas leurs parents, parmi lesquels beaucoup resteront sous sa responsabilité.
Ceux qui sont d’origine étrangère, et ils sont nombreux, n’ont souvent connu qu’une vie marquée par les persécutions nazies : l’exil, les camps d’internement, la séparation d’avec leurs parents, la clandestinité, des placements plus ou moins stables et plus ou moins satisfaisants. Certains d’entre eux n’ont plus aucun souvenir de leur passé familial, ils découvrent leur histoire avec leur véritable identité. À côté de ceux qui retrouvent ainsi une famille, il y a tous ceux pour lesquels les noms n’auront jamais de visage.
À tous, l’OSE s’efforce de procurer la vie la plus normale possible, en dépit du traumatisme des années écoulées et des incertitudes pour l’avenir. Quels que soient leur origine, leur âge, leur situation de famille, le poids du cassé est si lourd que ces jeunes ont besoin d’être sécurisés par une atmosphère chaleureuse qui les met en confiance et leur permet d’acquérir les règles de vie et l’éducation dont ils ont été privés.
Alors qu’elle est déjà confrontée aux problèmes posés par la diversité de situation entre des jeunes dont les uns réagissent par la violence tandis que d’autres se réfugient dans le silence et une certaine apathie, l’OSE se voit confier plus d’une centaine d’enfants qui viennent d’être libérés du camp de Buchenwald et que le Gouvernement français a proposé d’accueillir.
Polonais ou Hongrois pour la plupart, ces enfants qui ont échappé par miracle à la chambre à gaz ont tous vécu des moments particulièrement dramatiques. De tous les membres de leur famille, dont certains ont parfois été assassinés sous leurs yeux, ils sont généralement les seuls survivants.
Ils restent profondément marqués par les souffrances et la violence de la vie concentrationnaire.
Ces jeunes n’ont pas choisi de venir en France — ils ne parlent pas le français et ne savent généralement rien de notre pays ni de l’OSE. L’accueil de la France leur permet cependant de ne pas être séparés les uns des autres et d’éviter d’attendre dans un camp de personnes déplacées un hypothétique visa pour aller en Palestine ou aux États-Unis. C’est alors le rêve de beaucoup d’entre eux. II deviendra ultérieurement réalité pour ceux qui ont persisté dans ce choix.
Pour les responsables de l’OSE, la situation était totalement inédite. Il ne s’agissait pas seulement d’héberger, de nourrir et d’éduquer ces enfants. II fallait surtout leur apprendre à vivre avec leur passé, en leur préparant un avenir : les aider à retrouver des racines, à construire un projet de vie, à se supporter les uns les autres et à vivre ensemble en dépit des différences, des tensions et des rapports de force. Pour cela, ils devaient pouvoir s’exprimer librement avec leurs angoisses et leur révolte, afin d’exorciser les sentiments d’humiliation et de haine, voire de vengeance qu’ils ressentaient.
À la méfiance vis-à-vis des adultes, à la tentation de la violence engendrée par la volonté de survivre, à la négation des valeurs, il fallait opposer le sens de l’humain et de la solidarité. Face à la désespérance, il fallait faire renaître l’espoir et le goût de la vie. Le malheur partagé, leur expérience vécue en commun et les liens d’amitié noués entre eux constituaient une base solide pour cet apprentissage d’une nouvelle vie.
La création du journal « Lendemains » leur a apporté cet espace de liberté qui leur a permis de tout affronter.
Au cours des années 1946 et 1947, les quatorze numéros qui ont été entièrement réalisés par des jeunes de l’OSE ont circulé d’une maison à l’autre. Véritable journal de bord, ces numéros successifs traduisent l’évolution de l’état d’esprit des intéressés.
Dans les premiers numéros, on note avant tout leur solitude, leurs difficultés à s’intégrer, leurs dissensions. Le temps qui passe les rapproche. Leur intérêt pour les gens et les choses s’éveille. Le goût de vivre revient ainsi que leur capacité à se projeter dans l’avenir.
Jouant le rôle de médiateur, « Lendemains » ouvre des débats, permet à chacun d’argumenter à propos du judaïsme, d’un éventuel départ pour la Palestine, de l’avenir qui les attend, etc.
Grâce à cette confrontation d’idées, les esprits mûrissent, favorisant la compréhension entre des adolescents unis par leur passé, mais dont chacun a désormais besoin de s’affranchir pour affirmer sa personnalité et choisir son destin.
Cinquante ans après, la lecture de « Lendemains » suscite une profonde émotion qui, outre les souvenirs douloureux qu’elle évoque, est l’occasion de rendre hommage à l’action admirable de l’OSE qui, de ces jeunes sortis de l’univers concentrationnaire, a su faire des hommes.
On ne peut donc que se réjouir de la réédition de ces journaux dont il ne subsiste que quelques exemplaires, témoignages du courage et d’une volonté de survivre, symboles de la victoire sur les nazis et la Solution Finale.
Madame Simone VEIL
Ancien Ministre d’État
Ancien Président du Parlement Européen